Même si les conditions de visite de cette exposition sont quelque peu déplorables, et même si le choix des œuvres donne envie de retourner au Mauritshuis, pour y admirer notamment La Jeune fille à la perle et la Vue de Delft, qui à ma connaissance ne voyagent jamais[2], cette exposition est un événement. Pensez : douze Vermeer sont présents !
Et le catalogue de l’exposition[3], de grande qualité, s’avère être un guide idéal. Le travail de Piet Bakker, Quentin Buvelot, Blaise Ducos, E. Melanie Gifford, Lisha Deming Glinsman, Eddy Schavemaker, Eric Jan Sluijter, Adriaan E. Waiboer, Arthur K. Wheelock, Jr., et Marjorie E. Wieseman est remarquable. Il ne fait pas que ― c’est la fondamentale raison d’être de cette exposition ― contextualiser finement la vie et l’œuvre de Vermeer, montrer que son unicité s’inscrit pleinement dans un cadre aux contours repérables.
Il défait aussi, avec pertinence et de salutaire manière, les interprétations trop hâtives qui, bien souvent, ont fini par faire corps avec les œuvres.
Ainsi La Laitière du Rijksmuseum, chef-d’œuvre de jeunesse (lorsqu’il peint ce tableau, Vermeer est âgé de vingt-cinq ans environ, puisque l’on s’accorde aujourd’hui à dater le tableau de 1657-1658).
Pour accréditer « la thèse [répandue] d’une laitière discret objet de désir », certains « des accessoires peints par Vermeer sont mis en avant : le carreau de faïence de Delft figurant un amour avec son arc ; la chaufferette, dont les connotations sensuelles sont alors soulignées ; le pot de lait, avec son ouverture béante, noire, d’où s’échappe un filet blanchâtre. Les jeux de mots, pris dans le lexique hollandais du temps, complètent l’analyse, puisque les termes liés à la traite des vaches (melken, "traire" mais également "séduire"), comme cette opération rustique elle-même, mènent tout droit à des sous-entendus très explicites. Le trouble point : le bras dénudé de la servante, révélé par une manche en rude tissu retroussée (il s’agit de manches de travail, indépendantes des manches du gilet lui-même), découvrant une peau pâle qui contraste avec la main et avec le poignet de la travailleuse manuelle, n’est-il pas au milieu de l’image et en pleine lumière ?… » Enfin, et surtout, le commentaire cite « les proches précédents flamand (Frans Snyders) et hollandais (Peter Wtewael) de scènes de cuisine, dans lesquels de robustes et complaisantes filles de peine sourient à un garçon qui les aborde sans ambages, ou même au spectateur lui-même, qui se voit confronté à un regard franc, amusé, pour tout dire déluré. »
Tout serait-il sexuel, pour reprendre l’un des propos de la pièce bavarde de Valère Novarina Le Vivier des noms, récemment rejouée à Paris ?
En réalité, « la thèse d’une Laitière ensorceleuse sans y toucher, inconsciente de ses charmes mais à moitié seulement, repose sur certains arguments qui peuvent apparaître outrés, à tout le moins forcés. Par exemple, l’idée que la chaufferette atteste à tout coup la connotation érotique de l’œuvre paraît orientée pro domo. En vérité, l’objet est bel et bien délaissé, dans un coin ; Vermeer, cet artiste au sens de l’observation si développé, n’a pas cru bon de suggérer le rougeoiement des braises dans le récipient glissé dans la partie en bois : autrement dit, ce brasero dont on a tiré tant de conséquences sur le caractère discrètement provocateur de la toile, ce brasero semble éteint et froid. Il n’est pas même certain que la chaufferette soit pleine, prête à servir. D’ailleurs, est-il bien clair que cet ustensile ait pu être utilisé par une servante ? Il ne s’agit pas de nier que la chaufferette, dans l’art hollandais (et dans des scènes qui concernent les classes sociales aisées), évoque traditionnellement des bouffées de chaleur bien physiques ; mais de noter que Vermeer montre sa laitière tournant le dos à une chaufferette froide, inutilisée. » Dans un même ordre d’idées, suggérer que le carreau cassé de la fenêtre « éclairant la pièce (le quatrième en partant du bas, le long du montant) a une fonction sexuelle, entre évocation de la vertu féminine menacée et peephole, est-il très sûr ? De même qu’un cigare est, parfois, simplement un cigare, un carreau cassé peut bien n’être qu’un carreau cassé. Et ne pas devoir être pris pour une cruche cassée à la Greuze. À la perspective d’une Laitière savamment mais sûrement érotique s’oppose ainsi un caveat dans l’ordre de l’argumentation. »
Se perdant en pareilles analyses, le commentaire ne prend pas le temps, pour ce tableau au mystère irréductible, qui tient pour grande part à l’isolement et à la concentration de la figure, d’interroger ― par exemple, questionnement qui serait autrement plus intéressant ― l’un des objets peuplant la pièce représentée. Je parle du petit cadre noir, en haut à gauche de l’image, dont le mystère n’est pas sans rappeler le petit pan de mur jaune arraché par Proust, pour sa cathédrale, à la Vue de Delft. « [L]a fonction de ce tableautin, à jamais invisible car présenté de profil, outre de créer un contrepoint avec les carreaux blancs (à figures bleues) en partie basse », semble être « de piquer le spectateur », en lui indiquant qu’il n’aura jamais vent de toute l’histoire.
Taire, cacher, tout au moins ne pas tout dire, autant de gestes qui consistent à simplifier. Autant de gestes qui en tous points rejoignent l’habituelle façon qu’a Vermeer de simplifier la composition de ses tableaux. Ainsi la Jeune fille au collier de perles (1662-1665 ; Berlin, Staatliche Museen zu Berlin, Preußischer Kulturbesitz, Gemäldegalerie). La présence de noir animal (ou « noir d’os ») dans l’ébauche peinte (décelée dans la cinquième autoradiographie par activation neutronique, exposée entre 8 et 52 jours après l’activation) fait apparaître une carte esquissée sur le mur du fond. Nulle carte dans le résultat final.
Vermeer cherche à atteindre l’essentiel : la lumière d’une intimité, d’un quotidien, d’une attente, d’une rêverie, qui permet à l’idiosyncrasie de la figure peinte de résonner et de doucement resplendir dans le lieu du tableau et hors de ce lieu, réveillant en nous la sensibilité qu’à force de paresse nous avons endormie.
Simplifier n’est pas suffisant, pour parvenir à une telle acmé. Il s’agit également pour le peintre de figer ses figures ; de suspendre leurs gestes, dans un présent inentamé, parce que pleinement vécu. La même autoradiographie par activation neutronique, pour ce qui est du même tableau, révèle que Vermeer a d’abord représenté la femme en train de nouer son collier de perles ; elle avait le bras droit plus près du buste et écartait les mains. « Plus tard, il rectifie le geste : la femme a les bras parallèles et semble saisie dans un moment d’équilibre, les mains en suspension par rapport aux rubans ». Autre exemple : dans La Lettre interrompue, qui fait référence à Femme écrivant une lettre de Ter Borch, Vermeer « a d’abord représenté la femme en train d’écrire (comme chez Ter Borch), mais il a ensuite modifié la position de la plume, qu’elle tient désormais librement dans sa main ».
Ces exemples suffisent à montrer combien les pentimenti de Vermeer « font véritablement partie de son processus créatif ».
FIN DE L’EXTRAIT
Choix de chroniques et critiques parues dans La Cause littéraire de 2011 à 2018.
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